La lutte continuelle et résistances sans fin

Quand la révolte, l’indignation et le désespoir sont constamment atmosphèriques, la lutte reste inachevée, une certaine ‘élite’ essaie de calmer le jeu en brandissant des valeurs universelles, ceci est bien mis en avant par Aimé Césaire dans le début  de ce poème :

« LE REBELLE (dur)

Mon nom : offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge : l’âge de la pierre.

LA MÈRE

Ma race : la race humaine. Ma religion : la fraternité…

LE REBELLE

Ma race ; la race tombée. Ma religion… mais ce n’est pas vous qui la préparerez avec votre désarmement… c’est moi avec ma révolte et mes pauvres poings serrés et ma tête hirsute.« 

Face à la violence du colonisateur, celle du colonisé permet

« à la fois aux égarés et aux proscrits du groupe de revenir, de retrouver leur place, de réintégrer… La violence est ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère dans et par la violence. Cette praxis illumine l’agent parce qu’elle lui indique les moyens et la fin. La poésie de Césaire prend dans la perspective précise de la violence une signification prophétique. »

Le quotidien n’est plus pareil à cause de la violence:

« On comprend que dans cette atmosphère la quotidienneté devienne tout simplement impossible. On ne peut plus être fellah, souteneur ou alcoolique comme avant. La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire. Ce règne de la violence sera d’autant plus terrible que le peuplement métropolitain sera important. Le développement de la violence au sein du peuple colonisé sera proportionnel à la violence exercée par le régime colonial contesté. »

Du coup, les colonisés essaient de rattraper le temps perdu

« Dans l’impatience du colonisé, le fait qu’il brandisse à bout de bras la menace de la violence prouve qu’il est conscient du caractère exceptionnel de la situation contemporaine et qu’il entend en profiter. Mais aussi sur le plan de l’expérience immédiate, le colonisé, qui a l’occasion de voir le monde moderne pénétrer jusque dans les coins les plus reculés de la brousse, prend une conscience très aiguë de ce qu’il ne possède pas. Les masses, par une sorte de raisonnement… infantile, se convainquent que toutes ces choses leur ont été volées. C’est pourquoi dans certains pays sous-développés les masses vont très vite et comprennent, deux ou trois ans après l’indépendance, qu’elles ont été frustrées, que « ça ne valait pas la peine » de se battre si ça ne devait pas vraiment changer. En 1789, après la Révolution bourgeoise, les plus petits paysans français ont profité substantiellement de ce bouleversement. Mais il est banal de constater et de dire que dans la majorité des cas, pour 95 % de la population des pays sous-développés, l’indépendance n’apporte pas de changement immédiat. L’observateur averti se rend compte de l’existence d’une sorte de mécontentement larvé, comme ces braises qui, après l’extinction d’un incendie, menacent toujours de s’enflammer. »

Les colonisés veulent aller trop vite, on leur rétorque qu’il faut qu’ils ralentissent

« Or, ne l’oublions jamais, il n’y a pas bien longtemps on affirmait leur lenteur, leur paresse, leur fatalisme. On aperçoit déjà que la violence dans les voies bien précises au moment de la lutte de libération ne s’éteint pas magiquement après la cérémonie des couleurs nationales. »


Et on leur rappelle les ‘valeurs universelles’ comme les droits de l’homme, la démocratie, l’état de droit, etc. Le problème est que ces valeurs ne répondent pas aux besoinx des ‘damnés de la terre’

« Dans les régions colonisées où une véritable lutte de libération a été menée, où le sang du peuple a coulé et où la durée de la phase armée a favorisé le reflux des intellectuels sur des bases populaires, on assiste à une véritable éradication de la superstructure puisée par ces intellectuels dans les milieux bourgeois colonialistes. Dans son monologue narcissiste, la bourgeoisie colonialiste, par l’intermédiaire de ses universitaires, avait profondément ancré en effet dans l’esprit du colonisé que les essences demeurent éternelles en dépit de toutes les erreurs imputables aux hommes. Les essences occidentales s’entend… Tous ces discours apparaissent comme des assemblages de mots morts. Ces valeurs qui semblaient ennoblir l’âme se révèlent inutilisables parce qu’elles ne concernent pas le combat concret dans lequel le peuple s’est engagé. »

Pire, encore, l’élite va organiser un pillage organisé de la nation sous prétexte de nationaliser ce qui était volé par les colons. Hier on parlait de nationaliser, aujourd’hui en 2011, les choses ont changé puisque le libéralisme économique à outrance va veiller à ce que les profits restent aux mains d’une minorité.

« Mais il arrive que la décolonisation ait lieu dans des régions qui n’ont pas été suffisamment secouées par la lutte de libération et l’on retrouve ces mêmes intellectuels débrouillards, malins, astucieux. On retrouve chez eux, intactes, les conduites et les formes de pensée ramassées au cours de leur fréquentation de la bourgeoisie colonialiste. Enfants gâtés hier du colonialisme, aujourd’hui de l’autorité nationale, ils organisent le pillage des quelques ressources nationales. Impitoyables, ils se hissent par les combines ou les vols légaux : import-export, sociétés anonymes, jeux de bourse, passe-droits, sur cette misère aujourd’hui nationale. Ils demandent avec insistance la nationalisation des affaires commerciales, c’est-à-dire la réservation des marchés et des bonnes occasions aux seuls nationaux. Doctrinalement, ils proclament la nécessité impérieuse de nationaliser le vol de la nation. Dans cette aridité de la période nationale, dans la phase dite d’austérité, le succès de leurs rapines provoque rapidement la colère et la violence du peuple. Ce peuple misérable et indépendant, dans le contexte africain et international actuel, accède à la conscience sociale à une cadence accélérée. Cela, les petites individualités ne tarderont pas à le comprendre. »

 Combien de fois nous entendons que le ‘peuple’ est paresseux? Qu’il ne connait pas ses intérêts? Qu’il ne sait pas bien se conduire pour ‘redresser’ l’économie? Face à l’exploitation économique, militaire et policière, le colonisé résiste subtilement et quotidiennement en sabotant la machine coloniale aussi systématiquement que le vol organisé contre lui:

« Et pourtant n’est-il point vrai qu’en régime colonial un fellah ardent au travail, un nègre qui refuserait le repos seraient tout simplement des individualités pathologiques. La paresse du colonisé c’est le sabotage conscient de la machine coloniale ; c’est, sur le plan biologique, un système d’autoprotection remarquable et c’est en tout cas un retard certain apporté à la mainmise de l’occupant sur le pays global. »

D’une manière éloquente et incisive, Fanon parle d’une coopération à minima:

« En régime colonial, la vérité du bicot, la vérité du nègre, c’est de ne pas bouger le petit doigt, de ne pas aider l’oppresseur à mieux s’enfoncer dans sa proie. Le devoir du colonisé qui n’a pas encore mûri sa conscience politique et décidé de rejeter l’oppression est de se faire littéralement arracher le moindre geste. C’est là une manifestation très concrète de la non-coopération, en tout cas d’une coopération a minima. »

C’est une coopération qui ne concerne pas que le travail mais aussi le

« respect du colonisé pour les lois de l’oppresseur, au paiement régulier des impôts et des taxes, aux rapports du colonisé et du système colonial. En régime colonial, la gratitude, la sincérité, l’honneur sont des mots vides. »

Dans ce sens, on peut retracer les origines de prétendue paresse des masses, et nul ne sera supris aujourd’hui d’assister au même constat, puisque fondamentalement, les choses sont très similaires.

Pour Fanon, on ne peut pas respecter les lois, suivre des valeurs universelles si il n’y a pas un ingrédient de base :

« Au cours de ces dernières années j’ai eu l’occasion de vérifier une donnée très classique : l’honneur, la dignité, le respect de la parole donnée ne peuvent se manifester que dans le cadre d’une homogénéité nationale et internationale. Dès lors que vous et vos semblables êtes liquidés comme des chiens, il ne vous reste plus qu’à utiliser tous les moyens pour rétablir votre poids d’homme. Il vous faut donc peser le plus lourdement possible sur le corps de votre tortionnaire pour que son esprit égaré quelque part retrouve enfin sa dimension universelle. »

La machine coloniale va donc utiliser un argument simple pour se voiler la face : si les masses réagissent de cette manière, c’est qu’ils ne sont pas des humains ‘civilisés’ et qu’ils sont surement primitifs, et bien évidemment ceci est explicable scientifiquement

« Comme on le voit, l’impulsivité de l’Algérien, la fréquence et les caractères de ses meurtres, ses tendances permanentes à la délinquance, son primitivisme ne sont pas un hasard. Nous sommes en présence d’un comportement cohérent, d’une vie cohérente scientifiquement explicable. L’Algérien n’a pas de cortex, ou pour être plus précis, la domination comme chez les vertébrés inférieurs est diencéphalique. Les fonctions corticales, si elles existent, sont très fragiles, pratiquement non intégrées dans la dynamique de l’existence. Il n’y a donc ni mystère ni paradoxe. La réticence du colonisateur à confier une responsabilité à l’indigène n’est pas du racisme ou du paternalisme mais tout simplement une appréciation scientifique des possibilités biologiquement limitées du colonisé.

La disposition des structures cérébrales du Nord-Africain rend compte à la fois de la paresse de l’indigène, de son inaptitude intellectuelle et sociale et de son impulsivité quasi animale. L’impulsivité criminelle du Nord-Africain est la transcription dans l’ordre du comportement d’un certain arrangement du système nerveux. C’est une réaction neurologiquement compréhensible, inscrite dans la nature des choses, de la chose biologiquement organisée. La non-intégration des lobes frontaux dans la dynamique cérébrale explique la paresse, les crimes, les vols, les viols, le mensonge. »


La solution a consisté au temps de Fanon,  de domestiquer ces ‘êtres naturels qui obéissent aveuglément aux lois de leur nature’, il faut opposer des cadres stricts et implacables. Il faut domestiquer la nature, non la convaincre. Discipliner, dresser, mater et aujourd’hui pacifier sont les vocables les plus utilisés par les colonialistes dans les territoires occupés’.

Rien de nouveau sous les tropiques donc, la rhétorique et la propagande du système policier actuel utilise exactement la même stratégie avec un naturel déconcertant.

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