Décolonisation 1960 – Révoltes populaires 2011

Le thème de la violence des colonisés et la prise la conscience nationale, est un sujet récurrent pour Fanon :

« La violence du colonisé, avons-nous dit, unifie le peuple. De par sa structure en effet, le colonialisme est séparatiste et régionaliste. Le colonialisme ne se contente pas de constater l’existence de tribus, il les renforce, les différencie. Le système colonial alimente les chefferies et réactive les vieilles confréries maraboutiques. La violence dans sa pratique est totalisante, nationale. De ce fait, elle comporte dans son intimité la liquidation du régionalisme et du tribalisme. »

C’est ce qui s’est exactement ce qui s’est passé en 2011 : face aux armes des forces policières, d’honorables citoyens ont résisté et certains sont tombés, l’élan était national et l’objectif était unique. Au niveau individuel, la violence a joué un rôle prédominant pour que les hommes et les femmes se retrouvent en tant que eux-mêmes :

« Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux… Le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. »

Cependant, en 2011, il n’y a pas eu de leader unique, mais la machine protocolaire essaie de prendre le relai et enlise le peuple dans une dynamique de changements juridiques et constitutionnels que seule une infime minorité peut comprendre et gérer :

« D’où cette espèce de réticence agressive à l’égard de la machine protocolaire que de jeunes gouvernements se dépêchent de mettre en place. Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateur ». Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à un dieu vivant leur avenir, leur destin, le sort de la patrie. Totalement irresponsables hier, elles entendent aujourd’hui tout comprendre et décider de tout. Illuminée par la violence, la conscience du peuple se rebelle contre toute pacification. »

Ainsi apparaissent des ‘démagogues, des opportunistes, des magiciens’ qui semblent oublier facilement que les masses ne sont que dormantes entre deux manifestations, deux révoltes car ces dernières ont ‘un goût vorace du concret et l’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible’.

Mais Fanon se demande : ‘Quelles sont les forces qui, dans la période coloniale, proposent à la violence du colonisé de nouvelles voies, de nouveaux pôles d’investissement ?’ :

« Ce sont d’abord les partis politiques et les élites intellectuelles ou commerciales. Or ce qui caractérise certaines formations politiques, c’est le fait qu’elles proclament des principes mais s’abstiennent de lancer des mots d’ordre. Toute l’activité de ces partis politiques nationalistes dans la période coloniale est une activité de type électoraliste, c’est une suite de dissertations philosophico-politiques sur le thème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, du droit des hommes à la dignité et au pain, l’affirmation ininterrompue du principe « un homme-une voix ». »

Mais ces formations évitent ‘l’épreuve de force, parce que leur objectif n’est pas précisément le renversement radical du système. Pacifistes, légalistes, en fait partisans de l’ordre… nouveau, ces formations politiques posent crûment à la bourgeoisie colonialiste la question qui leur est essentielle : « Donnez-nous plus de pouvoir. » Sur le problème spécifique de la violence, les élites sont ambiguës. Elles sont violentes dans les paroles et réformistes dans les attitudes. Quand les cadres politiques nationalistes bourgeois disent une chose, ils signifient sans ambages qu’ils ne la pensent pas réellement’.

Pour Fanon, ceci est expliqué par la nature des cadres et de la clientèle des partis nationalistes

« La clientèle des partis nationalistes est une clientèle urbaine. Ces ouvriers, ces instituteurs, ces petits artisans et commerçants qui ont commencé – au rabais s’entend – à profiter de la situation coloniale ont des intérêts particuliers. Ce que cette clientèle réclame, c’est l’amélioration de son sort, l’augmentation de ses salaires. Le dialogue n’est jamais rompu entre ces partis politiques et le colonialisme. On discute d’aménagements, de représentation électorale, de liberté de la presse, de liberté d’association. »

 

Cette clientèle produit plusieurs intellectuels qui ne voient pas la contradiction entre lutte nationale et revendication des valeurs dites universelles du colonisateur :

« L’intellectuel colonisé a investi son agressivité dans sa volonté à peine voilée de s’assimiler au monde colonial. Il a mis son agressivité au service de ses intérêts propres, de ses intérêts d’individu. Ainsi prend facilement naissance une sorte de classe d’esclaves libérés individuellement, d’esclaves affranchis. Ce que l’intellectuel réclame, c’est la possibilité de multiplier les affranchis, la possibilité d’organiser une authentique classe d’affranchis. Les masses, par contre, n’entendent pas voir augmenter les chances de succès des individus. Ce qu’elles exigent, ce n’est pas le statut du colon, mais la place du colon. Les colonisés, dans leur immense majorité, veulent la ferme du colon. Il ne s’agit pas pour eux d’entrer en compétition avec le colon. Ils veulent sa place.

Les ‘vrais révolutionnaires’ sont les paysans, car ils sont des laissés pour compte autant du système colonial que des ‘colonisés urbains’. Ainsi, la paysannerie

Elle n’a rien à perdre et tout à gagner. Le paysan, le déclassé, l’affamé est l’exploité qui découvre le plus vite que la violence, seule, paie. Pour lui, il n’y a pas de compromis, pas de possibilité d’arrangement. La colonisation ou la décolonisation, c’est simplement un rapport de forces. L’exploité s’aperçoit que sa libération suppose tous les moyens et d’abord la force… le colonialisme n’est pas une machine à penser, n’est pas un corps doué de raison. Il est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grande violence.

Face à cette violence, une arme fatale est brandie contre les masses, celle de la non-violence. Cette dernière unit la bourgeoisie colonialiste et les partis bourgeois nationalistes qui voient la situation leur échapper :

Au moment de l’explication décisive, la bourgeoisie colonialiste, qui était jusque-là restée coite, entre en action. Elle introduit cette nouvelle notion qui est à proprement parler une création de la situation coloniale : la non-violence. Dans sa forme brute cette non-violence signifie aux élites intellectuelles et économiques colonisées que la bourgeoisie colonialiste a les mêmes intérêts qu’elles et qu’il devient donc indispensable, urgent, de parvenir à un accord pour le salut commun. La non-violence est une tentative de régler le problème colonial, autour d’un tapis vert avant tout geste irréversible, toute effusion de sang, tout acte regrettable. Mais si les masses, sans attendre que les chaises soient disposées autour du tapis vert, n’écoutent que leur propre voix et commencent les incendies et les attentats, on voit alors les « élites » et les dirigeants des partis bourgeois nationalistes se précipiter vers les colonialistes et leur dire : « C’est très grave ! On ne sait pas comment tout cela va finir, il faut trouver une solution, il faut trouver un compromis. »

On voit donc clairement le lien entre les deux bourgeoisies, et on pourrait supposer que la meme dynamique décrit ce qui se passe en ce moment : la réponse de ce qu’on appelle la majorité silencieuse face à ceux qui veulent continuer la lutte et de ‘finir’ la révolution, est le compromis, qui consiste à dire qu’après tout, la tête de la dictature est partie, maintenant, ce n’est pas si grave que ca si l’ancien système (caractérisé entre-autre par la ministère de la terreur et celui de l’injustice) puisse perdurer car au bout du compte, ces compromis seraient acceptables compte tenu de la peur et de la méfiance que suscitent les épouvantails qui sont proposés à cette bourgeoisie : la sécurité, l’économie et l’islamisme.

Revenons à Fanon. Qu’en est-il des leaders, et les partis politiques? Comment se fait-il que les colonisateurs aient préféré, hier comme aujourd’hui, de dialoguer avec un leader et non pas un autre, et avec un parti et non pas un autre, etc :

Dans un autre cas, l’appareil des partis politiques peut rester intact. Mais à la suite de la répression colonialiste et de la réaction spontanée du peuple les partis se trouvent débordés par leurs militants… Devenus soudain inutiles avec leur bureaucratie et leur programme raisonnable, on les voit, loin des événements, tenter la suprême imposture de « parler au nom de la nation muselée ». En règle générale, le colonialisme se jette avec avidité sur cette aubaine, transforme ces inutiles en interlocuteurs et, en quatre secondes, leur donne l’indépendance, à charge pour eux de ramener l’ordre.

Sans aucun doute, le nouveau système colonialiste de l’après-indépendance et du coup du celui de l’après-dictature, préfère céder un peu de pouvoir aux dizaines de partis qui sont aujourd’hui légalisés. C’est une méthode contre-révolutionnaire très efficace, du moins jusqu’à aujourd’hui. Au début des révoltes, des damnés de la terre réclamaient plus de justice sociale, plus de redistribution, des garanties de logement et d’emploi, etc. Voilà maintenant qu’on leur rétorque que la priorité c’est d’établir un système démocratique. Nous sommes en présence de deux perceptions de la réalité totalement différentes : d’un coté une écrasante majorité de la population des problématiques que le système dicatorial ne pouvait pas résoudre, ou pis encore, en était la cause et faisait empirer les choses… Les institutions ne répondait qu’avec du mépris et de la violence : les hôpitaux surchargés et mal équipés, le système éducatif défaillant, les infrastructures dans leur état lamentable, la police et sa brutalité et violence, le système de (in) justice, etc. Ce sont contre ces instituions que les masses veulent voir disparaitre. La bourgeoisie quant à elle, avait des besoins autres : plus de liberté d’expression, liberté de la presse, libertés économiques, etc.

On peut donc retracer l’origine des incompréhensions entre les masses et la bourgeoisie, en faisant ce constat amer : il y a eu bel et bien une récupération des révoltes populaires, qui au bout du compte ne produisent que des ‘réformettes’. Mais cette fois, tout le monde est prévenu, la violence que vivent les masses présage d’autres révoltes, d’autre soulèvements. Car comme le dit si bien Michel de Certeau dans un contexte différent (la possession par les esprits) mais dont les mécanismes sont similaires :

Normalement, des choses étranges circulent discrètement sous nos rues. Mais une crise suffira pour eux de se lever, comme si gonflé par les eaux de crue, en poussant des plaques d’égout aisde, envahissant les caves, pour s’étendre ensuite à travers les villes. Il vient toujours comme une surprise quand la nuit éclate au grand jour. Qu’est-ce qu’elle révèle est une existence souterraine, une résistance interne qui n’a jamais été rompu. Cette tapi s’infiltre forcer les lignes de tension au sein de la société qu’elle menace. Soudain, il les magnifie, en utilisant les moyens, les circuits déjà en place, mais les réemployer au service d’une angoisse qui vient de loin, anticipé. Il brise les barrières, les inondations des canaux sociaux et l’ouverture de nouvelles voies, qui, une fois le flux de son passage a disparu, laissera derrière un paysage différent et d’un ordre différent.

Est-ce le début de quelque chose de nouveau, ou la répétition d’un passé?

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